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Los de la sierra 1936-1975
Dictionnaire des guerilleros et résistants antifranquistes

Le dictionnaire des guérilleros et résistants antifranquistes, tente de répertorier les hommes et femmes de toutes tendances (anarchistes, communistes, socialistes, sans parti) ayant participé pendant près de quarante ans, (1936-1975) souvent au prix de leurs vies ou de longues années de prison et souvent dans une indifférence générale, à la lutte contre la dictature franquiste. Ce travail a été commencé il y a plus de vingt ans par l’historien libertaire Antonio Tellez Sola (1921-2005) en collaboration avec Rolf Dupuy du [*Centre International de Recherches sur l’Anarchisme*] (CIRA).

AGUAYO MORÁN, Mariano
Né à Saragosse le 27 janvier 1922 - mort le 4 décembre 1994 - Photographe - FIJL - MLE - CNT - Groupe de Wenceslao JIMÉNEZ ORIVE "LOS MAÑOS" - Saragosse (Aragon), Barcelone (Catalogne) & Paris
Article mis en ligne le 11 novembre 2006
dernière modification le 10 novembre 2023

par R.D.
Mariano Aguayo Moran

Mariano Aguayo Moran avait commencé dès la fin de la guerre civile à militer à Saragosse dans un petit groupe de jeunes libertaires et socialistes qui en 1945 avaient décidé de passer à la lutte armée contre le franquisme (cf. son témoignage ci-dessous). Emprisonné quelques mois en 1948, il quittait ensuite Saragosse pour Barcelone où en février 1949 il adhérait au groupe de militants aragonais appelé Los Maños formé dans la capitale catalane par Wenceslao Jiménez Orive et dont faisaient également partie : Simón Gracía Fleringan, D.G.M. Rodolfo, Placido Ortiz Gratal et Niceto Pardillo Manzanero. La première action du groupe consista à punir l’indicateur Antonio Seba Amorós qui sera légèrement blessé dans un bar de la rue Caspe et qui comprenant la leçon, disparaîtra de Catalogne.

Mariano Aguayo était à Paris début 1950 au moment de l’extermination du groupe à Barcelone. Resté en France où il était proche de Fernando Gómez Pelaez avec lequel il travaillait dans une maison d’éditions, il collaborait à Solidaridad Obrera dont il sera l’un des administrateurs et à Atalaya (Paris, 7 numéros de décembre 1957 à juillet 1958) avec Antonio Tellez et Liberto Lucarini Macazaga.

Dans les années 1970 il était membre, aux cotés notamment de Fernado Gomez Pelaez, de Freddy Gomez et d’Amador Alvarez, du mensuel Frente Libertario. En 1977 il était le responsable du bulletin intérieur des groupes confédéraux en France, Confrontacion et chargé du service de librairie.

Le 6 juin 1984 Mariano Aguayo fut victime d’une hémiplégie. Il se retira ensuite dans les Pyrénées-Orientales.

Mariano Aguayo Morán est mort le 4 décembre 1994 à Céret (Pyrénées-Orientales) où il a été incinéré le 6. Il était marié à Marina Monllor Rodríguez dont il avait deux enfants : Ruben et Minerva.

Mariano Aguayo avait une très grande collection de photographies (en particulier sur la Retirada) qui, après sa mort, ont été données en Espagne pour y fonder un centre de documentation.

TEMOIGNAGE de Mariano Aguayo Moran sur la formation du groupe d’action anarcho-syndicaliste Los Maños (entretien avec Antonio Tellez, 18 février 1992).

Antonio Tellez. – La lutte antifranquiste a encore aujourd’hui de nombreuses facettes méconnues. La majorité des groupes de guérilla urbaine qui luttèrent contre le franquisme venaient de l’exil. Le vôtre s’est constitué avec des jeunes qui vivaient en Espagne. Je pense qu’il serait intéressant de savoir comment et pourquoi vous avez choisi la lutte armée contre le régime.

Mariano Aguayo. – Oui, je me souviens de tout cela comme si c’était hier. En marge des organisations clandestines –anarcho-syndicalistes et socialistes- qui étaient constamment désarticulées par la police, il existait une vive effervescence dans la population, surtout dans les villes qui avaient une tradition révolutionnaire, comme Saragosse où au moment du soulèvement militaire contre la République, les anarcho-syndicalistes y comptaient plus de 25 000 militants, les socialistes de l’Union Générale des Travailleurs (UGT) près de 7000 et jusqu’aux communistes qui exceptionnellement étaient arrivés à réunir un noyau de près de 1500 adhérents.
Le 19 juillet 1936, Saragosse tombée aux mains des nationalistes, fut une des capitales où la répression phalangiste s’exerça avec le plus d’acharnement. Il y eut très peu de familles ouvrières qui échappèrent aux persécutions et n’eurent à pleurer la disparition de l’un des siens.

Tellez.- Vous qui avez constitué plus tard le groupe Los Maños, comment avez-vous commencé votre activité contre le régime ?

Aguayo.- A la fin de la guerre civile, quelques jeunes gens de l’Arrabal, un quartier de Saragosse situé sur la rive gauche de l’Ebre, ont commencé à agir de leur propre initiative, sans relation avec aucune organisation antifasciste. L’illusion et le désir de participer au renversement du régime franquiste sont nés de ma rencontre occasionnelle avec un jeune qui vendait des étoffes à domicile ; c’était un socialiste appelé Manolo qui, à l’époque de la seconde guerre mondiale, allait chercher un bulletin d’information émis par les Britanniques et le faisait circuler. Très vite nous fûmes plusieurs jeunes à reprendre ce bulletin et à fréquenter les groupes qui avaient l’habitude de se réunir près du vice-consulat de Grande-Bretagne. Au travers des commentaires suscités par le déroulement de la guerre, on critiquait le dictateur Francisco Franco, on s’encourageait et on faisait des plans pour le jour de la libération, dont tout le monde – jusqu’aux franquistes eux-mêmes – était certain qu’il arriverait avec la victoire des forces alliées et la défaite du nazi-fascisme.

Tellez.- Aviez vous alors une idéologie bien arrêtée ?

Aguayo.- Les animateurs de ce que nous appellerons le groupe de l’Arrabal étaient au début Wenceslao Jiménéz Orive, Simon Gracia Flerignan –tous deux fils de militants anarcho-syndicalistes fusillés par les franquistes-, Manuel Fernandez et moi-même. S’il existait une certaine sympathie pour tout ce qui touchait à l’organisation à laquelle avaient appartenu les pères assassinés, il n’est pas moins vrai que nous manquions tous d’idées réellement définies, si ce n’est celle de combattre un régime qui avait plongé l’Espagne dans l’ignominie. Plus tard d’autres jeunes, dont Antonio Gonzalez, ont rejoint le groupe de l’Arrabal.

Tellez.- Comment êtes vous arrivés à entrer en contact avec les organisations politiques ou syndicales qui s’étaient réorganisées dans la clandestinité le lendemain même de la victoire du franquisme ?
Aguayo.- Wenceslao et Simon connaissaient un jeune, plus ou moins de notre âge, qui leur avait montré une feuille clandestine Renovacion, organe des jeunesses socialistes et qui était, semble-t-il, imprimée à Madrid. Ils dévorèrent avec avidité ces colonnes interdites. Certaines choses, nouvelles pour eux comme pour moi, nous ne les comprenions pas très bien, mais ça n’empêchait pas d’être séduit. Il est certain que cette publication clandestine nous a ouvert de nouveaux horizons à tous. Nous avons gardé le contact, et, un jour, ravis, nous avons adhéré aux jeunesses socialistes.

Tellez.- Quelles étaient alors les activités des jeunesses socialistes ?

Aguayo.- Dans le quartier de l’Arrabal, celui que je connais le mieux, elles étaient nombreuses. A chaque date anniversaire ou presque d’un fait marquant - 14 avril (proclamation de la République), 19 juillet (date du soulèvement militaire et de son échec dans la moitié de l’Espagne), 1er mai, etc.…- nous lancions des tracts subversifs ; au cimetière du Torrero à Saragosse nous avons déposé une énorme couronne en l’honneur des fusillés antifranquistes ; on a essayé, sans succès, de lancer un ballon avec le drapeau républicain déployé et en même temps de faire pleuvoir des tracts antifascistes incitant à la rébellion ; nous avons peint des slogans sur les murs… Le groupe de l’Arrabal n’a pas tardé à être connu. Il y avait dans l’esprit de ses membres de l’enthousiasme pour favoriser l’action commune de tous les adversaires du régime sans distinction de tendances.

Tellez.- À quel moment avez-vous pensé à la nécessité de combattre le régime franquiste avec les armes à la main ?

Aguayo.- Ce fût en 1945. Notre groupe de l’Arrabal était arrivé à la conclusion que le moment était venu d’agir d’une autre façon, de faire quelque chose qui soit véritablement efficace, une action qui ait une grande répercussion et qui incite d’autres jeunes à entrer dans la lutte. Déjà avaient disparu les illusions que la défaite de Mussolini et Hitler devait entraîner celle de Franco. C’est à cette époque que j’ai entendu parler de l’arrivée imminente du dictateur à Saragosse, visite, la première depuis la fin de la guerre, que les autorités préparaient en grand secret. Je le savais par mon patron qui était une camisa vieja et appartenait à la Garde spéciale de Franco. Face à cet évènement exceptionnel, Wenceslao Jiménez, Simon Gracia, Placido Ortiz et quelques autres avons discuté et décidé de nous adresser à l’organisation socialiste pour qu’elle nous fournisse les moyens d’effectuer un attentat contre le chef de l’état. C’est à cette occasion que j’ai rencontré Daniel G. M. Rodolfo qui sera plus tard membre du groupe Los Maños, mais qui était à ce moment le secrétaire régional des jeunesses socialistes. C’est lors de la préparation de cet attentat que se profila le désir profond qui sera la caractéristique de notre groupe d’action : être les artisans de la disparition du général Franco. Nous étions tous partisans de faire l’attentat ouvertement, même si nous devions y perdre la vie. Les responsables de l’organisation socialiste aragonaise ne se prononcèrent pas contre, mais hésitèrent. Après plusieurs discutions stériles, nous avons décidé de nous passer d’eux et d’accepter l’offre d’un jeune socialiste d’un autre quartier qui, enthousiasmé par l’idée, avait dit pouvoir nous procurer des grenades cachées dans un village de la province de Teruel qui pendant la guerre avait changé de mains, qui étaient toujours là-bas et qu’il suffisait d’aller les chercher. La seule condition qu’il posait pour nous les donner, était celle de participer à l’attentat. Nous y sommes allés et avons ramené à Saragosse onze grenades de type Universal. Il s’avérait, d’après nos calculs que nous en avions besoin de vingt, mais nous n’en disposions que de onze, pas une de plus !

Tellez.- De combien de membres se composaient alors le groupe de l’Arrabal ?

Aguayo.- Pour réaliser l’attentat avec les grenades en notre possession, nous avons décidé d’être six, trois sur chaque trottoir et les uns placés en face des autres. Lorsque nous avons connu le trajet suivi par le cortège, nous avons choisi un endroit de la rue Alfonso I où devait passer Franco pour se rendre à l’église de la Virgen del Pilar. Nous aurions chacun dans la poche une grenade dégoupillée de façon que, quoi qu’il advienne, en ouvrant la main l’engin explose inéluctablement. A un signal convenu les six devaient lancer simultanément les engins sur le véhicule de Franco.

Tellez.- Qu’est-ce qui a empêché l’action de se dérouler ?

Aguayo.- Le plan avait été minutieusement préparé et nous pensions tous que, de la façon dont il était prévu, Franco n’avait aucune chance d’en réchapper. L’annulation de l’attentat tint à un impondérable. Nous avions décidé d’essayer les grenades qui étaient restées enterrées pas mal d’années ; il était indispensable de voir si elles étaient en état de fonctionnement et en même temps de nous exercer à leur maniement. Pour ce faire nous sommes allés dans un champ aux alentours de Saragosse et là a surgit l’imprévisible : des trois grenades essayées, seule la troisième a explosé. Il nous en restait huit sans aucune garantie de leur efficacité. Cette insécurité, la peur d’être ridicules et de perdre la vie pour rien, nous fit alors renoncer.

Tellez.- Quand avez-vous coupé les ponts avec les socialistes ?

Aguayo.- La visite de Franco à Saragosse et l’occasion perdue de pouvoir en finir avec le tyran, créa une situation conflictuelle entre le groupe de l’Arrabal et l’organisation socialiste. Wenceslao Jiménez a été le premier à les quitter.

Tellez.- Comment êtes vous entrés en contact avec le mouvement libertaire clandestin ?

Aguayo.- C’est Wenceslao qui maintenait les contacts avec le groupe et qui a commencé à chercher à localiser des militants de la CNT et qui y est arrivé. Je ne sais pas comment, mais il y est arrivé. Son premier contact a été un militant aragonais, Ignacio Zubizarreta Aspas Zubi un vétéran qui devait avoir autour de cinquante ans et avait été pendant la guerre milicien dans la Colonne Ascaso puis capitaine du groupe de mitrailleurs du Bataillon d’Agustin Remiro Manero une unité spécialisée dans les actions derrière les lignes franquistes. C’était un homme extraordinaire, d’un grand enthousiasme et en rien sectaire. Sa préoccupation majeure était de favoriser l’action antifranquiste commune. Wences n’appartenait déjà plus aux Jeunesses Socialistes, mais le reste du groupe y était encore sans grandes illusions. Zubi s’enthousiasma des projets exposés par notre compagnon, mais lui conseilla de ne pas se préoccuper de faire du prosélytisme, car selon lui la volonté d’agir d’un groupe était plus importante que son idéologie. Je sais que tu as bien connu Zubi en France et qu’en 1946 tu l’avais vu à Saragosse rue Del Caballo où il vivait.

Bon, Zubizarreta était alors en étroite relation avec un groupe clandestin appelé Agrupacion de Fuerzas Armadas de la Republica Española (AFARE) qui avait été constituée à Barcelone en janvier 1945 par d’anciens soldats et officiers de l’armée républicaine et où il y avait des gens de diverses tendances, mais tous prêts à lutter pour renverser Franco. Wences dans son désir de faire quelque chose, avait adhéré à l’AFARE et Zubi a approuvé sa décision. Le reste du groupe a alors proposé aux Jeunesses Socialistes d’y adhérer, mais sans succès.
Zubi et Wences étaient d’accord sur la nécessité de faire une action importante qui ne soit pas assujettie à une direction partidaire, et pensaient que l’AFARE pouvait être la plus indiquée pour la réaliser. Ils avaient pensé investir l’Académie générale militaire. A cet effet ils préparèrent une reconnaissance préliminaire. Wenceslao habillé en sergent, et avec la complicité d’Antonio Gonzalez, membre du groupe de l’Arrabal qui faisait son service militaire comme ordonnance des officiers de cette Académie, réussit à s’introduire dans la caserne et à subtiliser les plans de l’édifice. La facilité avec laquelle il avait réalisé cette opération risquée renforça sa volonté d’organiser l’assaut prévu. Mais ce plan avorta suite à l’arrestation accidentelle en août 1946 de Zubizarreta par la police qui en fait recherchait son frère. Wenceslao fut à son tour arrêté rue Del Caballo. Traduit devant un conseil de guerre qui s’est réunit à Saragosse le 30 septembre 1947 contre vingt huit personnes accusées d’appartenir à l’AFARE, et condamné à trente ans de prison avec quatorze autres inculpés, Ignacio Zubizarreta décèdera derrière les barreaux de la prison de Guadalajara en 1958. Wenceslao, sauvagement torturé et interrogé par un jeune flic de vingt-trois ans, Luis Anson Luesma qui deviendra plus tard inspecteur de la Brigade Politico Sociale de Saragosse, ne fit aucune déclaration qui puisse compromettre quelqu’un. Après trois mois de prison à Torrero, il fût remis en liberté provisoire à la fin de l’année.

Wenceslao n’avait pas perdu le contact avec le mouvement libertaire. En juillet 1947 il était à Madrid et y fut désigné comme délégué de la région d’Aragon à un plenum national de la Fédération Ibérique des Jeunesses Libertaires (FIJL) qui se tenait à partir du 15 juillet, parallèlement à un plenum de la Fédération Anarchiste Ibérique (FAI). Notre ami avait approfondi les idées anarchistes et aussi le fonctionnement interne de l’organisation, mais il avait encore beaucoup de choses à apprendre. Sa participation à ce plenum provoqua certains soupçons, y compris celui d’être un indic de la police, ce qui entraînait la nécessité de lui régler son compte. Heureusement on n’en arriva pas à une telle extrémité car un compagnon de Madrid alla jusqu’à Saragosse avec sa photo et la situation pût être éclaircie. Il n’empêche que sa nomination comme délégué, pour des raisons purement matérielles, n’avait pas été très régulière, ce que lui-même reconnut plus tard avec beaucoup d’honnêteté comme on peut le voir dans ce document adressé à l’organisation où il écrivait :

« La délégation d’Aragon fût de toute évidence irrégulière. Les groupes aragonais recommandèrent, plutôt que déléguèrent, une certaine personne récemment arrivée de cette régionale, qui, selon nous, manquait de poids et de capacité sur les questions organisationnelles.
Voilà ce que disait le rapport du plenum de régionales dans lequel se manifestait un mécontentement pour le comportement déficient de la délégation aragonaise, c’est-à-dire moi.

Je comprends la déception des compagnons de la Régionale lorsqu’ils se sont rendus compte que non seulement la délégation d’Aragon n’avait pas d’accords pour le plenum, mais qu’en plus elle était de toute évidence néophyte, pour ne pas dire incapable sur les questions d’organisation. Je ne prétends pas dans ce rapport adoucir en rien le jugement porté sur moi, car je le reconnais juste et exact, mais j’aimerais au moins exposer les raisons, qui, vue les circonstances, m’ont conduit à être une délégation de toute évidence irrégulière.
Je me trouvais à cette époque à Madrid. Je savais vaguement qu’allaient se tenir des plenums nationaux de régionales, mais c’était une chose qui ne me concernait pas directement puisqu’elle n’avait rien à voir avec ma présence dans la capitale ; de toutes façons j’ignorais où et quand ces plenums allaient avoir lieu, quelles délégations seraient représentées ; je ne connaissais même pas l’ordre du jour et enfin, j’ignorais les accords pris par ma régionale. Mon arrivée et ma présence à Madrid étaient anormales à cause des circonstances spéciales, caractéristiques de la clandestinité et qui sont parfois sources de confusion. Il y avait une nécessité urgente que je quitte Saragosse et je suis parti sans les documents complets et les accréditations (fournis par l’organisation), ce qui me rendit suspect pour les compagnons de Madrid. Cette suspicion provoqua les premiers jours de mon arrivée une sorte de mise à l’écart qui entraîna chez moi un accablement moral qui parfois, non seulement me faisait perdre ma personnalité, mais aussi me faisait agir de manière inconsciente en certaines occasions. Voulant dissiper cette atmosphère de méfiance et ces graves soupçons, j’en suis arrivé à me porter volontaire inconditionnellement pour n’importe quelle tâche, sans aucune restriction sur le type de travail ni le danger que cela pouvait représenter. Si bien, que lorsqu’un soir on m’a dit qu’à une certaine heure je devais me présenter le lendemain à un lieu indiqué, je n’ai pas demandé pourquoi – ils ne me l’auraient pas dit – et je ne pensais pas que ça aurait été convenable puisque je m’étais proposé inconditionnellement pour tout type de tâche. C’est ainsi que, sans le savoir et sans avoir la moindre aptitude pour cela, je me suis retrouvé soudainement au plenum comme délégué de la régionale d’Aragon.

Il y aura peut être quelqu’un qui ne comprendra pas que les compagnons aragonais, connaissant mon incapacité, aient pu me déléguer pour représenter une régionale d’une telle importance. A cela, je dois répondre qu’en réalité ils ignoraient mon insuffisance de connaissances sur le plan organique, car les seules références qu’ils avaient de moi provenaient de mon comportement dans les commissariats de Saragosse, de mon récent séjour à la prison de Torrero, de mes rapports avec le Comité régional de la CNT en janvier de l’année présente, et de mes relations avec un compagnon (Zubizarreta) qui était emprisonné à Saragosse qui m’appréciait et faisait mon éloge, peut-être avec exagération. La lutte clandestine en Espagne, avec ses difficultés et ses caractéristiques, présente parfois certaines facettes qui ne peuvent paraître logiques qu’à ceux qui les vivent. Ainsi, en certaines occasions, ce ne sont pas les connaissances organisationnelles qui priment pour la lutte, mais plutôt la détermination personnelle de l’individu de passer à l’action ; si bien que parfois, acquiert de la personnalité au sein d’activités clandestines une personne qui, en réalité ne connaît les idées que d’une façon superficielle, surtout si on tient compte de son âge et des circonstances tellement impropres à éduquer une jeunesse qui n’a connu d’autre milieu que celui du fascisme néfaste. Ce sont peut-être les raisons pour lesquelles le Comité régional, devant l’impossibilité d’envoyer quelqu’un de Saragosse, profitant d’abord de ma présence à Madrid, et puis voulant lever toute suspicion à mon égard, a cru bon de me donner un vote de confiance en faisant de moi le représentant de cette région, sans penser un seul instant que je pourrais pour ne pas être à la hauteur pour cette occasion.

Ce qui est certain c’est que, sans savoir comment, je me suis retrouvé délégué d’Aragon. Quand on m’a expliqué ma mission, il y a eu en moi une lutte intérieure. D’une part ma dignité exigeait que je ne représente pas une régionale à l’histoire tellement remarquable et j’étais parfaitement conscient de mon incapacité à le faire, tant par ma méconnaissance de l’organisation que par mon ignorance des accords adoptés. D’autre part l’atmosphère créée autour de mon arrivée à Madrid, et pour que mon refus ne soit pas interprété comme une rebuffade par les compagnons de Saragosse, tout cela m’empêcha de quitter le plenum ; je ne voulais pas donner aux uns la crainte d’une éventuelle délation et faire un affront aux autres.
De plus, ma dignité était pour moi moins importante que le désir véhément de rencontrer des militants expérimentés du mouvement, que cette opportunité m’offrait, pour pouvoir en tirer des leçons personnelles qui me permettraient à l’avenir de régir mes actions et ma conduite. Et si dans cette réunion, les compagnons aragonais n’eurent pas de chance suite aux déficiences de leur délégué, il peuvent être sûrs que de là est sorti un jeune, convaincu que s’il y avait dans le monde quelque chose qui valait la peine d’y sacrifier sa vie, c’étaient justement les idéaux acrates, les seuls qui luttent pour l’affranchissement total de l’homme
. »
Il saute aux yeux que ce rapport de Wences reflète bien la grande noblesse qui le caractérisa toute sa vie, malheureusement bien courte.

Tellez.- Que fit Wences après l’expérience malheureuse de Madrid ?

Aguayo.- Wences qui par tempérament était un homme d’action, a alors décidé de rejoindre pour un certain temps un groupe de guérilleros anarchistes où il y avait entre autres Manuel Galvez El Sevilla et Gabriel Cruz Navarro, décision qui le mit résolument hors la loi. Son caractère remuant ne pût se faire à la vie transhumante des groupes ruraux qui, à cause des maigres moyens dont ils disposaient, vivaient plus sur un plan défensif, plus préoccupés à échapper à l’incessante persécution dont ils étaient l’objet qu’à réaliser les actions offensives auxquelles aspirait Wences. Déçu par la guérilla, Wences avertit le groupe de l’Arrabal de sa décision de passer en France.

Alors que Wences était déjà parti, j’avais établi le contact avec l’actif militant de la régionale aragonaise Gonzalo Calleja de Lucas (né en 1922) et rencontré Manuel Galvez et Gabriel Cruz Navarro.
Galvez a été arrêté le 26 décembre 1947, et à partir du lendemain de nombreux compagnons avec des postes de responsabilité étaient tombés : entre autres Gabriel Cruz qui était le secrétaire de défense du Comité régional du centre de la FAI et qui devint fou sous la torture ; ils mirent aussi la main sur Angel Urzaiz Simo secrétaire du comité péninsulaire de la FAI. Tous deux seront condamnés à trente ans de prison par un conseil de guerre en juillet 1949. Quand à Gonzalo Calleja il sera arrêté le 4 janvier 1948 à Carrascosa de Henares (Guadalajara).

Tellez.- Qu’a fait Wences pendant son séjour en France ?
Aguayo.- En partant à l’étranger il voulait préparer soigneusement l’action qu’il voulait réaliser en Espagne avec ses amis de l’Arrabal, mais, comme rien ne se fait en un jour, il se mit tout de suite à travailler d’abord à Lyon comme ajusteur mécanicien dans une usine de machines à écrire, puis à Paris dans la même profession. Mais ses pensées étaient entièrement tournées vers la lutte contre le régime franquiste comme le démontrent ces lettres, ou plutôt les copies que j’en ai conservé.
En novembre 1947 il écrivait à Pedro R. à Andorra : « (…) A propos de ta question sur mon retour à la lutte, sois certain compagnon que je n’ai qu’une seule parole, que je l’ai donnée et que vous pouvez compter sur elle quand vous le jugerez utile, et que, tout comme je ne pense pas vous décevoir, j’ai confiance dans le fait que vous ne me décevrez pas (…) »
Et dans une autre lettre : « (…) Cela me fait plaisir de savoir que Mariano Olaya se trouve en Espagne et c’est un détail qui me redonne le moral. Si je ne me trompe pas, tu avais insinué dans ta dernière lettre que le plus vite possible après cela, je sois prêt à partir le rejoindre, tant mieux. Et tu sais combien j’aimerais être avec vous le plus vite possible, juste le temps qu’il faut pour obtenir le récépissé, car je n’ai toujours que le provisoire, pour aller à Toulouse. A vous de jouer ; si vous le croyez nécessaire, il n’est pas indispensable d’attendre les beaux jours, car pour lutter, on ne peut pas exiger des facilités. J’espère que vous répondrez concrètement (…) »

Dans une autre lettre Wences écrivait : « (…) Et oui, ami, je ne sais pas ce que le sort me réserve, mais s’il me donne le privilège de vivre quelques années de plus, je n’ai pas grande envie de voir Londres ou New York car je crois que tout ce que ces capitales ont de beau, est hors de portée du porte-monnaie d’un ouvrier ; de plus que pour courir le monde il faut avoir perdu tout sentiment d’humanité, en un mot il faut être une canaille dans tous les sens du mot ; je ne suis pas tombé aussi bas et ne me suis pas roulé dans la boue ; je n’ai pas eu, ni ne veux avoir, de contact avec ce tas de fumier que sont le vice, la dépravation et l’oubli.
En plus si ma mort doit être violente, plutôt que de mourir dépravé, je préfère que ce soit en défendant une cause juste et noble, car cela me donnera la satisfaction de savoir que mon sacrifice sera une contribution au bien-être de ceux qui viendront après moi, et non un sacrifice à l’ambition de quelques uns(…)
 ».

Tellez.- Bon nous savons que Wences était en France. Qu’advint-il du reste des membres du groupe de l’Arrabal restés à Saragosse ?

Aguayo.- En août 1948 il y a eu deux grandes rafles à Saragosse ; une contre les socialistes avec trente cinq arrestations et l’autre contre les libertaires avec vingt sept arrestations. Plus de soixante jeunes se retrouvèrent en prison, et moi avec. Cela faisait déjà un moment que j’avais quitté les Jeunesses socialistes et la police savait que j’appartenais à la CNT. Dans une de ses lettres Wenceslao parle de Mariano Olaya. Avec un autre militant aragonais, Enrique Garcia Estella ancien milicien de la 25è Division qui s’était exilé en Algérie, il était venu en Espagne pour tenter de réunifier l’organisation qui était divisée ; ils échouèrent totalement dans cette mission et tous deux avaient été arrêtés avec le groupe des vingt sept. Lors des fêtes de noël 1947, ils avaient logé chez moi, malgré la frayeur naturelle de ma mère. En prison je me retrouvais avec Daniel G. M. Rodolfo ancien secrétaire du Comité exécutif des Jeunesses socialistes de Saragosse, et futur membre de notre groupe d’action. J’ai été libéré au bout de trois mois et Rodolfo quelques mois plus tard.

Une fois dehors j’avais rétabli le contact avec José Iglesias Paz El Gallego qui était arrivé à Barcelone en juillet 1948 comme délégué de la section juridique de l’exil pour s’occuper de l’aide aux prisonniers de Barcelone, Saragosse et Madrid. Il était venu à Saragosse et m’avait remis une importante quantité d’argent destinée aux prisonniers et à leurs familles.

A Paris Wences avait fait la connaissance de José Lluis Facerias Face qui avec son groupe d’action tenait en échec depuis plusieurs années la police catalane. Cette rencontre fut décisive et il s’incorpora immédiatement au groupe avec lequel, le 26 novembre 1948, il franchissait la frontière. L’arrivée du groupe à Barcelone coïncida avec la libération de Rodolfo. Wenceslao n’avait pas abandonné l’idée de constituer un groupe d’action avec ses amis de l’Arrabal. Malgré l’avis de Facerias qui, avec raison, lui avait dit de ne pas aller à Saragosse car c’était une grande imprudence, il était venu nous voir. Quand il revint à Barcelone, Facerias mécontent de ce voyage à Saragosse qu’il lui avait déconseillé, le laissa sur la touche lors de l’attaque d’une banque : c’est à cette occasion que ces deux lutteurs se séparèrent. Wences m’a alors appelé à Barcelone et m’a proposé de constituer un groupe d’action avec les compagnons de Saragosse. J’étais déjà fiché, la police me convoquait sans arrêt et me surveillait de près, ce qui représentait un réel danger pour les camarades de France ou d’autres provinces espagnoles qui venaient me voir. L’idée de Wenceslao n’était pas nouvelle et nous en avions parlé des dizaines de fois, aussi je lui confirmais qu’il pouvait compter sur moi.

Rodolfo à sa sortie de prison était venu me voir pour que je le mette en contact avec un groupe d’action. Après m’être mis d’accord avec Wences, je lui envoyais Rodolfo et tous deux furent satisfaits de la rencontre et Rodolfo accepta de faire partie du groupe Los Maños qui était en train de se constituer. Simon Gracia Flerignan Miguel Montllor et Placido Ortiz Gratal Vicente Llop acceptèrent aussi avec enthousiasme et tous les trois quittèrent définitivement Saragosse le 11 février 1949. Le lendemain nous nous sommes retrouvés avec Wences et Rodolfo sur la place Urquinaona. José Lluis Facerias s’était montré très compréhensif avec Wences et lui avait donné deux pistolets, une mitraillette et 1800 pesetas afin qu’il puisse rapidement constituer son groupe.

César Saborit Carralero, ancien milicien pendant la guerre dans la Colonne Durruti puis dans le Batallon de la Muerte, qui était manoeuvre dans une briqueterie et était alors le secrétaire du syndicat CNT du bâtiment et membre du Comité régional catalan, nous a alors présenté un jeune de dix huit ans qui trahira ensuite le groupe, Niceto Pardillo Manzanero El Chaval qui a été associé au groupe que les compagnons de l’exil appelleront Los Maños car s’ils connaissaient nos activités, ils ignoraient qui composaient le groupe. Plus tard, pour donner une identité au groupe, nous l’avons appelé Grupo Inovacion, mais on nous a toujours appelé Los Maños.

Pour résumer en quatre courtes phrases, on peut dire que ce qui a précipité la formation du groupe Los Maños ce sont : premièrement la rupture de Wenceslao Jiménez Orive avec le groupe de Facerias séparation qui s’est produite presque immédiatement après l’arrivée à Barcelone ; deuxièmement la libération opportune de Rodolfo qui a coïncidé avec l’arrivée de Wences à Barcelone ; troisièmement la traque et les persécutions permanentes dont j’étais l’objet à Saragosse depuis ma mise en liberté provisoire ; et enfin l’enthousiasme que nous avions, Simon, Ortiz et moi de faire quelque chose avec Wenceslao dont les qualités naturelles, le tempérament et l’intelligence pour l’action, nous donnaient les plus grandes espérances.

Sur l’activité et l’extermination du groupe je n’ai besoin de rien dire car tu l’as déjà raconté avec beaucoup de détails dans ton livre édité à Paris par Ruedo Iberico en 1974, La guerrilla urbana : Facerias.


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